LIVE NIRVANA INTERVIEW ARCHIVE November ??, 1991 - Paris, FR

Interviewer(s)
Pierre Golfier
Interviewee(s)
Kurt Cobain
Dave Grohl
Publisher Title Transcript
Another View Dépression au-dessus du jardin Yes (Français)

"Nevermind" a déboulé sur nos platines avec la violence d'une tornade, dégageant tout sur son passage, sans faire de détail : un grand coup de balai sur tous les apprentis-sorciers du hardcore pompier et de grandes baffes tonifiantes à tous les magiciens endormis de la pop d'opérette. Acclamés de tous les côtés, Nirvana réussit une espèce de fusion hard-rock-pop et punk, la révolte et la rage au ventre, avec une déconcertante maîtrise qui donne des frissons dans le dos. Décidément, les années 90 ont commencé dans le bruit et la fureur…

(Kurt Cobain, chanteur et guitariste) - Nous avons grandi ensemble avec Chris (Novoselic, bassiste du groupe) à Aberdeen, non loin de Washington. Vers 1987, nous faisions des petits concerts locaux comme n'importe quel autre groupe. Nous ne savions pas encore vraiment ce que nous voulions. Puis, avec Dale Crover et ensuite Chad Channing à la batterie, nous avons enregistré des démos, jusqu'au jour où Sub-Pop nous a remarqués et a décidé de nous signer.

Cette signature sur Sub-Pop a dû vous surprendre ?

(Kurt) - Oh oui, complètement. Nous ne nous y attendions pas. Nous voulions juste faire quelques concerts, nous ne pensions pas sortir un seul album, c'était quelque chose d'impensable pour nous. Ce fut une vraie surprise d'avoir un contrat avec Sub-Pop et de pouvoir graver nos titres sur vinyl. Nous étions loin d'imaginer que cela aurait pu nous arriver.

Tu n'as pas rencontré Chris dans une école d'art ?

(Kurt) - (Rires)... La biographie que tu as dû lire a été écrite en grande partie par nous-mêmes, et la plupart des idées sur nos origines étaient une sorte de moquerie des grands clichés du rock. Tu peux remarquer que dans la plupart des groupes rock, les gens disent qu'ils ont fait une école d'art et que c'est là qu'ils se sont rencontrés... Nous pensions que les gens qui liraient ça auraient compris que c'était une plaisanterie de notre part. Ceci dit, j'étais quand même supposé faire une école d'art avant de faire un groupe. Je voulais devenir un artiste, mais j'ai préféré jouer dans un groupe. La musique me parle plus que l'Art.

(David Grohl, batteur) - Tu peux quand même sentir qu'il y a de l'Art dans notre musique (rires)...

Etes-vous entrés dans le mouvement punk-hardcore un peu par facilité, parce que vous ne saviez pas trop quoi faire au départ ?

(Kurt) - Non, pas du tout. J'ai toujours été un fan de musique et c'est la scène punk-rock qui m'intéressait le plus. Jamais je n'ai voulu former un groupe pour adhérer à une mode quelconque. C'est venu pour moi de façon naturelle car j'ai toujours écouté ce type de musique. C'était le seul genre de musique que je pouvais développer avec Nirvana. Je trouvais que les groupes de punk-rock ou de hardcore que j'écoutais à l'époque étaient sincères et pas fabriqués, comme Black Flag (le groupe d'Henry Rollins) surtout, puis Mudhoney plus tard…

Le fait que vous ne soyez plus que trois maintenant a-t-il un rapport avec Hüsker Dü à qui on vous compare parfois ?

(Kurt) - (Rires)... Ah non, pas du tout... Tu m'imagines en train de prendre un disque de Hüsker Dü et de me dire en regardant les photos au dos de la pochette : "Eh, il sont seulement trois, c'est la formule magique !” (rires)... C'est simplement difficile pour nous de trouver d'autres membres avec lesquels on aurait plein d'affinités et des caractères compatibles.

(David) - Je pense que, maintenant, Nirvana marche comme une famille dysfonctionnelle où il manquera toujours une personne. Le point commun que nous avons entre nous, c'est que nous venons tous de familles de divorcés, et quelque part, nos pères sont tous morts quand nous étions jeunes. A cause de cette croissance émotionnelle inachevée, il y aura toujours cette quatrième personne manquante à nos côtés. C'est purement psychologique ce quatrième membre manquant, cela traduit l'absence du père dans nos vies.

Certaines personnes pensent que votre transfert d'un label indépendant à une major a considérablement modifié le son du groupe...

(Kurt) - ...a affecté notre son ou le groupe en général ? (rires)... Il s'est quand même écoulé deux années entre "Bleach" et "Nevermind" pendant lesquelles les gens n'ont pas écouté ce que nous faisions. S'il y a des gens qui se plaignent que notre son a changé de façon si radicale pendant ces deux années, c'est qu'ils sont incapables de juger la musique et de comprendre le groupe. Pour moi, nous avons toujours eu de toute évidence cette sensibilité pop avec de belles mélodies que tu trouves de façon plus prononcée sur "Nevermind", à côté de chansons noisy, plus dures et plus extrêmes. Des chansons par exemple comme "About a girl" (sur le premier album "Bleach") ou "Been a son" (que l'on trouve sur le maxi "Blew" extrait de "Bleach") sont de claires indications de notre attirance pour la pop. Nous n'avons jamais cherché à le cacher, nous avons toujours aimé la pop.

(David) - Nous avons sorti un single "Sliver/Dive" qui a été mal distribué. Si les gens avaient pu l'écouter, ils auraient réalisé que les choses évoluaient de façon logique et que "Nevermind" n'allait pas à rencontre de ce qu'ils attendaient de notre part. Le label n'a rien à voir avec la musique que nous faisons. Je ne vois pas comment il pourrait influencer notre manière de concevoir un disque ou intervenir dans notre travail. Il ne fait que vendre notre disque, ça s'arrête là.

Est-ce que Sonic Youth en signant avant vous sur Geffen vous ont en quelque sorte rassurés et prouvé que le fait de signer sur une major n'altérait en rien la démarche d'un groupe ?

(Kurt) - Hum, nous respectons les opinions et la démarche de Sonic Youth dans tout ce qu'ils font et c'est vrai que le fait qu'ils aient signé sur DGC sans pour autant perdre leur originalité a un peu orienté notre démarche, mais pas uniquement.

(David) - Je pense que Sonic Youth, en signant sur Geffen, a plus influencé le fonctionnement du label que notre choix de signer sur le même label qu'eux.

(Kurt) - Ils sont très efficaces dans la façon de promouvoir les groupes underground. Ils savent mieux que quiconque ce qu'il faut faire pour eux, comment les exposer, sans les rendre plus commerciaux, c'est-à-dire en n'investissant pas trop d'argent dans la publicité par exemple. Ils préfèrent laisser mûrir les groupes naturellement, leur faire suivre une progression saine. Et si le succès vient, il sera justifié et fondé sur la qualité de la musique, acquis auprès du public directement à la suite de bons concerts, et non à travers un bourrage de crâne publicitaire ou promotionnel. Je trouve cette attitude très saine parce qu'elle repose sur une confiance dans le groupe et dans sa musique.

(David) - C'était plus important pour le label de se focaliser sur le public que Nirvana avait déjà acquis, parce que c'est ce public là qui justifie la longévité d'un grand groupe, c'est la base solide de notre existence. Ce public là ne doit rien à une quelconque mode.

Quel symbole doit-on voir dans la pochette de "Nevermind" ?

(Kurt) - Je crois que c'est un symbole plutôt évident. C'est le genre d'image très forte que tu n'as pas à expliquer ou chercher à comprendre, elle parle d'elle-même. Je la trouve très simple, très directe et c'est voulu. C'est très trivial. Tu peux la prendre comme une attaque contre l'avidité des gens, contre le piège que représente le système capitaliste des sociétés modernes, l'illusion de l'argent... Dès que nous avons signé avec DGC, la première chose que nous ayons exigé dans le contrat, c'était de pouvoir contrôler notre image et tout le côté artistique de nos disques. C'est quelque chose semble-t-il de très rare aujourd'hui.

(David) - C'était très important pour nous d'avoir une liberté artistique totale. Ca s'avère être le moyen le plus sûr de rester sincères et honnêtes par rapport à nous-mêmes, notre musique et notre public. Il faut que cette frénésie de groupes préfabriqués, issus du marketing ciblé s'arrête. Il est temps que les gens écoutent de la vraie musique et que les groupes fassent ce qu'ils ressentent vraiment au fond d'eux-mêmes, jouent comme ils l'entendent et non pas pour répondre à des besoins financiers précis dictés par les responsables marketing de leurs maisons de disques.

Comment analysez-vous cet enthousiasme un peu soudain des critiques à votre égard, la une des magazines du jour au lendemain ?

(Kurt) - Nous n'y pouvons rien. D'une certaine manière, c'est indépendant de notre volonté. Si les magazines veulent nous mettre en couverture et faire du tapage autour du groupe, c'est qu'ils y trouvent leur intérêt, et nous, ça ne nous déplait pas, alors... Mais, tu sais, nous avions déjà eu les couvertures du Melody Maker, du NME et du Sounds bien avant "Nevermind", il y a deux ans. Ca arrive fréquemment en Angleterre, beaucoup de groupes indépendants sont mis sur le devant de la scène, font des couvertures alors qu'ils n'ont presque rien sorti. Ils sont obligés de trouver un nouveau groupe presque chaque semaine.

(David) - Moi, j'ai seulement peur que les gens se trompent sur notre compte, qu'ils ne nous considèrent plus comme de simples êtres humains, mais comme des produits commerciaux. J'ai peur aussi que notre image soit faussée par les journalistes et que nous en soyons atteints au point de perdre notre énergie ou notre originalité. Donc, nous nous méfions. Je ne veux pas être considéré comme le batteur de Nirvana jusqu'à la fin de mes jours, je veux pouvoir vivre normalement comme n'importe qui.

Je suppose que vous devez être ravis lorsque Iggy Pop dit en interview que vous êtes son groupe actuel préféré...

(Kurt) - C'est très flatteur pour nous d'entendre de telles éloges de la part de quelqu'un que nous avons toujours admiré et que nous respectons énormément. C'est un peu notre père à tous, et puis un jour, on apprend qu'il nous considère un peu comme ses fils. Nous ne nous y attendions pas du tout. C'est quelqu'un qui n'a jamais perdu sa dignité, qui ne s'est jamais vendu. C'est le meilleur performer de tous les temps. Il est venu à quelques-uns de nos concerts pour nous parler, et ça nous a beaucoup touchés. Nous étions très impressionnés.

En mélangeant les styles sur "Nevermind", de la pop dans sa plus pure expression à une musique beaucoup plus dure comme le hardcore, cher-chiez-vous à créer une atmosphère inhabituelle ?

(Kurt) - Oui, tout à fait. Ce sont les deux côtés extrêmes de la musique qui nous plaisent. Nous avons toujours aimé des groupes très différents... Des Young Marble Giants pour les très belles mélodies et les guitares calmes jusqu'au Melvins. Il n'y a aucune raison pour nous de renier l'une de ces influences, même si elles n'ont aucun rapport mises côte à côte. L'atmosphère dans un morceau, c'est ce que nous recherchons en premier lorsque nous créons un morceau, c'est ce qui l'installe dans l'esprit des gens pour longtemps. Chacun de nos morceaux a sa propre humeur, joyeuse ou triste, confuse ou colérique. Toutes les réactions émotionnelles que nous avons pu connaître un jour se retrouvent dans notre musique sous différentes formes. Pour le prochain album, nous avons déjà écrit six ou sept chansons. Nous en avons quelques-unes très "clean", des chansons atmosphériques encore plus proches du Velvet Underground qu'auparavant, et d'autres chansons encore plus agressives que ce que tu as pu entendre sur “Bleach", avec beaucoup de feedback, de larsen... On accentuera encore plus ces deux extrêmes sur notre prochain album.

La plupart de vos chansons parlent du désenchantement dans les relations humaines et semblent déboucher sur une certaine critique de l'apathie de notre génération...

(Kurt) - Je n'ai pas le droit d'attaquer toute une génération sur sa manière de vivre et d'agir. Moi-même, j'ai à me battre contre ma propre fainéantise et mes propres faiblesses. J'ai mes défauts et je n'ai pas à critiquer ceux des autres. Ce que nous essayons simplement de dire, c'est que nous sommes dans une période de confusion des sentiments. De toute évidence, il y a moins d'inspiration dans la musique maintenant. Il ne me semble pas qu'il y ait beaucoup de groupes qui essaient d'inspirer les jeunes à prendre une guitare pour former un groupe, tout ça parce qu'il y a beaucoup de désillusions créées par tous ces groupes de professionnels qui intimident les jeunes par leur technicité et leur formation musicale. C'est en grande partie pour cette raison que nous respectons autant la scène punk-rock, parce qu'elle te fait réaliser que tu n'as pas besoin d'être bon techniquement pour prendre du plaisir à jouer et créer une musique passionnée.

Vous n'avez jamais songé à utiliser votre musique comme un support pour délivrer un message politique ?

(Kurt) - Nous avons de très fortes opinions politiques en tant que personnes. Mais, utiliser la base d'une chanson comme plateforme politique, cela ne nous correspond pas du tout. Je ne peux pas dire que je sois entièrement contre le fait de faire passer un message politique dans une chanson car il y a des groupes comme Fugazi, que j'estime beaucoup, qui le font très bien. Leur approche politique des choses est très originale et ils réussissent très bien à ne pas être ridicules. Quant à nous, nous ne pouvons pas exagérer nos opinions de manière forcée, car nous ne voulons pas être catalogués comme un groupe très politisé. Nous préférons rester honnêtes avec ce que nous sommes réellement, ne pas trahir notre image. Nous préférons nous intéresser aux différentes émotions que l'on retire des choses, car c'est la source même de notre confusion, hors de tout contexte ou opinions politiques. Toute notre inspiration vient de là, de choses très personnelles, des livres que l’on a lus, de films, de nos relations avec les gens, de nos amis, des histoires entendues, des mensonges... Je préfère écrire sur ça plutôt que de chanter une chanson où j'aurais à dire “I hate George Bush !" (rires)...Ca n'irait pas, on aurait l'air ringards... Au début des années 80, il y avait de bons groupes que j'aimais bien comme les Dead Kennedys ou Millions of Dead Cops, The Features qui avaient des opinions politiques très marquées et qui les exprimaient très bien à travers leur musique.

Vous avez quand même vos chevaux de bataille, notamment sur "Lithium" qui semble être une attaque contre la religion...

(Kurt) - Je n'ai pas eu d'éducation religieuse et ce n'est pas pour cette raison qu'il faut prendre "Lithium" comme une attaque contre la religion. C'est une chanson sur quelqu'un de déprimé et de seul qui vient juste de perdre sa petite amie. Il commence à devenir dingue, à tourner en rond dans sa maison et en dernier recours, il décide de devenir religieux en pensant que c'est la seule et unique solution pour se préserver juste avant le suicide. Ce n'est pas une attaque, juste une observation, mais j'exprime quand même mon incompréhension face à ce genre d'attitude.

Sur "Nevermind”, les chansons sont très désenchantées, traduisent un regard pessimiste que tu as sur les choses... Ne voyais-tu pas le monde un peu différemment, avec un peu plus d'optimisme, au moment de la chute du Mur, lorsque tu te trouvais justement à Berlin ?

(Kurt) - Oh, mais je crois sincèrement que les choses peuvent changer. Je ne suis pas quelqu'un de particulièrement pessimiste. J'ai le même genre de sentiments un peu désabusés sur le monde que beaucoup de personnes de mon âge. Au moment où nous étions à Berlin, nous n'avons pas vu le Mur tomber car nous étions pris dans des embouteillages et nous sommes allés à pied à la salle de concert pour jouer. Nous sommes ensuite restés à l'hôtel après le concert. Le lendemain matin, notre manager nous a dit de venir voir le Mur. Les choses que j'ai pu voir, c'était une foule de gens de l'Est qui franchissaient le Mur pour passer à l'Ouest et approcher toutes sortes de biens de consommation. Ils voulaient juste acheter, avec les crédits d'argent qu'ils avaient obtenus, des choses inutiles, des produits de consommation qu'ils n'avaient pas à leur disposition à l'Est mais qui n'étaient pas essentiels pour eux. Pour moi, la chute du Mur de Berlin n'avait pas pour but de leur permettre d'acheter des produits typiquement occidentaux comme des vêtements ou des jeans à la mode. Ca me désolait et j'étais un peu pessimiste à ce moment-là.

© Pierre Golfier, 1991